« On ne pourra pas revenir comme avant, c’est impossible »
Un entretien avec Françoise PAPACATZIS, pour Sud-Ouest
Si le télétravail est censé rester la règle, à partir du 11 mai, un certain nombre de salariés vont retourner sur leur lieu de travail lors de la première phase du déconfinement. Leur ressenti dépend beaucoup de ce qu’ils ont vécu ces dernières semaines.
Certes, si la ministre du Travail a expliqué lundi qu’il était important que « les 5 millions de Français qui télétravaillent aujourd’hui continuent à le faire ». Mais lundi 11 mai, date du début de la phase du déconfinement, une partie de ces salariés et de ceux qui se trouvaient au chômage partiel va tout de même retourner travailler.
Leur état d’esprit dépend en grande partie de la manière dont cette période de télétravail subi et de chômage partiel a été vécue, explique Françoise Papacatzis, psychanalyste spécialisée en prévention des risques psychosociaux, enseignante et conseillère interne au sein de la filiale française du géant de la chimie DuPont.
Les salariés en télétravail ont-ils réussi à s’adapter ?
Françoise Papacatzis. Le contexte est très particulier, surtout pour les télétravailleurs subis, mais j’ai pu observer une évolution. Il y a d’abord eu une phase de sidération, de choc lié à la pandémie de Covid-19. Il a bien fallu 15 jours pour que les gens s’adaptent, ce qui n’est pas facile quand la situation est subie du jour au lendemain. Il y en a qui y sont arrivés et d’autres pas. Ceux qui ont réussi à s’adapter, sont ceux qui sont parvenus à recréer un certain cocon, ont trouvé un certain confort avec des habitudes, des rituels, et éventuellement un équilibre familial. Il y en a même qui apprécient finalement de travailler ainsi.
Mais d’autres vivent mal le télétravail, principalement l’isolement. Selon moi, les gens seuls le vivent plus mal que les autres. Les mères ou les pères de famille qui doivent faire cinq heures de cours par jour avec leurs enfants ne le vivent pas très bien non plus. Et ceux dont le manager est muet depuis le début ont le sentiment que personne ne s’intéresse à ce qu’ils font, qu’ils ne sont pas une priorité. Quelques-uns sont même restés dans la tétanisation, dans la procrastination et dans la détresse psychologique. Et cela s’est parfois traduit par des addictions (alcool, tabac, écrans…).
Et ceux au chômage partiel, comment vivent-ils cette période ?
Les salariés au chômage partiel ou technique peuvent avoir le sentiment d’être laissés pour compte, développer une impression d’inutilité sociale, qui, pour moi, est d’ailleurs fausse. Que l’on soit au chômage ou non, tout le monde a son importance. Il faut rappeler aux gens qu’ils existent autrement que par le travail.
Cette période a-t-elle vraiment entraîné des changements chez les salariés ?
Je constate que durant cette période de flottement adaptatif, la plupart des gens font globalement preuve d’une intelligence situationnelle que l’on utilise moins lorsque la vie est lisse et sans écueil. En temps de crise, les gens utilisent beaucoup plus ce que l’on appelle leur Métis (déesse grecque de la sagesse et de la ruse). Ils font preuve de débrouillardise, d’astuce, d’intuition, de rapidité, de prudence. Ils ont retrouvé une souplesse, une agilité intellectuelle et matérielle, mais aussi une forme de liberté. Ceux qui vivent mal la période se posent en revanche beaucoup la question de leur utilité. Il y en a, par exemple, qui envoient des flopées de mails pour tenir leurs managers au courant de peur qu’on pense qu’ils ne font rien. Alors qu’on constate que les télétravailleurs en font beaucoup. Mais parfois avec des horaires décalés parce qu’ils ont des enfants ou parce qu’il est difficile de s’organiser lorsqu’on n’a pas d’espace de travail identifié, pas de pièce adéquate.
Dans tous les cas, ce confinement a permis de prendre de la distance, même géographique. Cela a poussé de nombreux salariés à réévaluer leur rapport au travail, leur rapport à la famille et de revoir l’équilibre vie privée – vie professionnelle.
Dans ce contexte, les salariés qui vont reprendre lundi en ont- ils vraiment envie ?
Il y a tous les cas de figure : ceux qui ont été contaminés et craignent le regard des autres, ceux qui ont peur d’être vus comme des planqués parce qu’ils étaient en télétravail pendant que d’autres étaient au front, ceux qui veulent revenir comme avant, notamment ceux qui ont mal vécu le télétravail ou le chômage partiel. Mais beaucoup ne veulent pas revenir comme avant et se verraient bien continuer le télétravail, même si ce n’est pas à temps plein. Ils ont expérimenté pendant cette période une autonomie, ils se sont débrouillés sans les procédures, sans les managers, qui ont beaucoup plus délégué. Ils ont fait exploser les carcans habituels. Et il ne va surtout pas falloir faire comme si de rien n’était.
L’ambiance s’annonce particulière, non ?
L’ambiance risque d’être oppressante avec toutes les mesures sanitaires, de distanciation sociale etc. Il ne faut surtout pas que les salariés qui vont reprendre le 11 mai se fixent des objectifs. Il faut prendre le temps de se réadapter, de prendre la température, discuter avec ses collègues… Il faut une semaine minimum de réadaptation, en travaillant bien sûr, mais il est important d’observer, de s’observer, d’évaluer ses émotions. Et à la moindre difficulté ou question, solliciter le management, les élus syndicaux, les représentants du personnel etc.
On va vers au moins trois semaines de flottement, je ne suis donc pas du tout pour remettre les gens de suite à leur poste de travail, il va falloir discuter d’abord, dès le 11 mai, sinon on va clairement rater quelque chose. Et cette discussion doit se faire en trois temps. Un premier temps pour le vécu, où il faut demander aux gens : « Comment ça s’est passé pour vous ? » Racontez-nous. Le deuxième temps consiste à réunir tout le monde et dire : « Avec ce que vous avez vécu, réfléchissons à la manière dont on peut réaménager les conditions de travail ». Et il y aura une troisième phase à mettre en place, peut-être un peu plus tard, pour savoir comment on se projette en janvier 2021.
Vous pensez donc qu’il faut revoir les conditions de travail à long terme ?
On ne pourra pas revenir comme avant. C’est impossible, les gens ont vécu des choses. S’il y a bien un moment pour remettre l’humain au cœur de l’entreprise, arrêter ce néo-taylorisme des process et des procédures, c’est maintenant. Certes les procédures ont leur importance, en particulier dans le domaine de la sécurité. Mais elles ont leurs limites et ne laissent pas de place à la créativité, à l’intuition. Avec leur multiplication, les entreprises se privent d’un réservoir d’inventivité énorme.
Pour ceux qui ont eu la chance de ne pas être malade, précaire, et qui n’ont pas peur pour leur emploi, cette période de crise doit devenir un temps de réflexion et de remise en cause des conditions de travail, en co-construction avec tous les acteurs de l’entreprise. Une chose est sûre, du bas de l’échelle au plus haut de la hiérarchie, tout le monde va avoir besoin d’aide. Il ne faut laisser personne sur le bord de la route. À commencer par ceux qui ne vont pas reprendre le 11 mai d’ailleurs. Il va falloir continuer à les inclure dans la vie de l’entreprise, les soutenir et préparer leur « atterrissage » à eux aussi. Car plus le télétravail subi dure, plus le retour sera difficile. Mais il n’est pas question d’opposer les situations, nous sommes tous sur le même bateau.
D’ailleurs, ne craignez-vous pas une multiplication des burn-out avec le déconfinement et les nouvelles ruptures de rythmes qu’il va entraîner ?
Il faudra évidemment être attentif aux symptômes du burn-out. Il y en a trois grands : l’épuisement physique et psychique, au point d’avoir du mal à se lever de son lit ou de ne plus réussir à lire son écran ; la dépersonnalisation, un cynisme qui fait que les gens ne croient plus en rien, ne sont plus touchés émotionnellement par rien ni personne, comme une sorte de détachement assez sidérant ; le troisième symptôme est la baisse de l’estime de soi.
Mais en réalité, personne ne peut se prévaloir de savoir à l’avance ce qu’il va se passer lors de ce déconfinement et dans quel état d’esprit les gens vont revenir. Le plus important est d’en discuter pour engager la transformation. Cela prendra le temps qu’il faut, cela va être expérimental, on va sûrement tous faire des erreurs, mais c’est dans ce sens qu’il faut aller.