Béatrice Hiltl propose une lecture sophia-analytique du film La fracture, de Catherine Corsini.

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La Fracture

Béatrice Hiltl

Je souhaite vous partager mon vécu du film La fracture de Catherine Corsini (2021), film puissant qui traite de notre époque, à la frontière entre la fiction et le documentaire, et qui m’a bouleversée aux niveaux individuel, collectif et sociétal.

Il nous donne à voir et à sentir un condensé de nos angoisses existentielles exprimant une métaphore de nos peurs de tomber et de s’effondrer, ainsi que de notre désir de rester debout. Ceci est symbolisé par exemple à travers les chutes et les relèves incessantes d’une des protagonistes, Raf (Valeria Bruni-Tedeschi) atterrie aux urgences parce que son coude a « explosé », en glissant dans la rue alors qu’elle cherchait à rattraper sa compagne qui avait décidé de la quitter.

Le spectateur est invité à ressentir dans son corps le rythme chaotique des « agir de la communication émotionnelle » oscillant entre l’accélération et la lenteur caractéristiques de la vie d’un service des urgences d’un hôpital public parisien.

En tous les cas, je n’ai eu aucun mal à effectuer cette plongée dans les profondeurs archaïques de nos « Moi corporel » et « Moi psychique » à laquelle nous convie l’univers des urgences …

Il faut reconnaître que sur ces 3 dernières années, j’ai eu l’occasion d’expérimenter, à 3 reprises, le contexte des urgences de l’hôpital public pour fractures et traumatismes …

 

Ce film traite donc de fracture physique, de fracture sentimentale, de fracture sociétale et nous entraîne en plein contexte politique et social des « gilets jaunes », au cœur de l’univers hospitalier public d’un service de réanimation effectuant tous types d’urgences. Il nous convoque à la vision d’un système démocratique qui s’effondre et qui, en même temps, cherche toujours et encore, à répondre à sa fonction d’humanité. Cette vision nous est transmise et communiquée émotionnellement au travers du rythme cadencé d’un côté, par la rapidité des gestes de soin qui sauvent et de l’autre, par la lenteur des attentes de ces soins.

L’hôpital est représenté, en concordance avec le principe de réalité actuel, dans son contexte de chute, en « état d’urgence », surchargé, débordé, délabré, qui ne tient plus qu’à un fil : une partie d’un plafond s’effondre et manque d’assommer un patient Yann (Pio Marmaï) – un des 4 protagonistes, gilet jaune, chauffeur routier – sérieusement blessé par des tirs de lance-roquette lors d’une des manifestations de 2019.

Le personnel soignant (aides-soignants, infirmiers) s’agite comme dans une fourmilière, à la recherche de matériels et de produits médicamenteux qui font défaut, à court de stocks. Kim (Assatou Diallo Sagna), l’aide-soignante, interprète son propre rôle professionnel, elle n’est pas comédienne, en est à son 6e jour consécutif de garde (la convention collective n’en autorise maximum que 3). Que fait-elle là ? Alors qu’elle est déjà épuisée et a laissé, en quittant son domicile, son bébé en état fébrile, déléguant les soins au père de l’enfant, inquiet et suffisamment désemparé. En fait, elle a décidé de se remettre debout par solidarité pour ses collègues.

L’hôpital public n’assure plus sa fonction contenante de pare-excitation, il est devenu un « Moi-peau » poreux qui peut à tout moment être effracté par ce qui se passe à l’intérieur (les agir des patients – Raf et Yann sont deux « grandes gueules ») ou ce qui se passe à l’extérieur (les agir au travers de la manifestation des « gilets jaunes »). A un moment donné, les gaz lacrymogènes pénètrent au sein de l’établissement, les portes ne font plus barrières de protection et d’étanchéité. Le personnel soignant en est réduit à tenter de limiter la propagation de l’extérieur toxique vers l’intérieur en calfeutrant les dessous de porte avec des couvertures.

Une poignée de manifestants cherche à rentrer dans l’hôpital pour fuir les tirs et les lacrymogènes.

Événement existentiel qui s’est réellement produit dans la réalité qui fut hautement instrumentalisé à l’époque par les pouvoirs publics. Il est intéressant de relever, qu’en en discutant avec diverses personnes, chacune se remémorait ces faits, mais pour l’une, il s’agissait de l’hôpital Tenon, pour l’autre, de l’hôpital Necker, une autre encore, de la Pitié Salpêtrière. Bref, les « piliers » de notre système hospitalier public parisien. Les souvenirs des lieux étant influencés par la proximité, en fonction du lieu de domiciliation des personnes. Cela renverrait donc à une angoisse sous-jacente qui pourrait s’exprimer ainsi : les urgences de mon secteur seront-elles en capacité de fonctionner en cas de besoin personnel ?

En réalité, il s’agissait de la Pitié Salpêtrière.

 

Ce qui m’a intéressée dans ce film est qu’il permettait de travailler sur le concept de l’Inconscient existentiel composé d’événements qui allaient susciter de l’émotionnel dont découleraient des « agir-réactions » ou des « agir-décisions ».

Raf (dessinatrice de BD) et Yann (chauffeur routier) sont les représentants de la fracture sociale, ils sont dans les « agir-réactions » de la communication émotionnelle, ils ne sont pas en relation, ils s’invectivent et s’interpellent à coup de représentations clivées et manichéennes (celle identifiée comme la « Pro-Macron » et celui identifié comme le « Pro-Le Pen ») n’écoutant que leur décharge émotionnelle influencée par les blessures vécues au niveau de leur Moi psychique et de leur Moi corporel : blessures d’être jetée pour Raf, confrontée au vécu de séparation d’avec son amie ; blessures de n’être ni écouté, ni entendu pour Yann, faisant cumuler les angoisses existentielles d’effondrement et d’invisibilité ; au niveau corporel, le coude explosé pour Raf, les éclats de projectiles dans la jambe de Yann.

Il est touchant de voir que Yann n’a de cesse de vouloir écouter le discours de Macron au 20 h et de l’imposer au reste du service des urgences, afin de voir si le mouvement a pu être entendu au travers de ses revendications durant cette manifestation à laquelle il a participé. Dans son agitation et son impatience émotionnelles, il est dans un « agir-réaction, » il ne tient compte ni des besoins ni des désirs d’autrui.

Nous pouvons lire l’émotion sur son visage : l’attente et la croyance du Moi infantile y sont largement exprimées.

Face à tant d’incrédulité et d’immaturité, Raf y réagira d’abord par un étonnement amusé (« Parce que tu croyais réellement qu’il allait vous écouter, vous entendre et vous répondre ? ») Par la suite, elle se laissera véritablement toucher par Yann, toucher par son histoire, ses conditions personnelle et sociale ; une vraie rencontre aura alors lieu. L’émotionnel sera – ­là aussi – le canal qui l’amènera à s’orienter vers un « agir-décision » : rentrer en lien avec lui et le considérer comme une personne à part entière, faite de multiples parties.

Raf s’agite beaucoup aussi, crie, tombe à diverses reprises, telles les expressions d’« agir-réactions » aux douleurs corporelles, mais également à une angoisse bien existentielle, bien humaine : la peur, comme elle l’évoque, de mourir seule à l’hôpital.

Yann sera jusqu’au bout dans « l’agir-réaction », « parce qu’il n’a pas le choix », il doit livrer ses marchandises avec son camion. Il a fait un détour pour se rendre à la manifestation un samedi des « gilets jaunes », « partant bon enfant la fleur au fusil » sans pouvoir le dire à son patron, ni avant, ni après. Quel que soit son état corporel, il doit reprendre la route pour assumer sa mission professionnelle, parce qu’il en va de ses survies professionnelle et sociale au détriment de celle corporelle. Il n’écoutera ni le médecin, ni l’infirmière, ni Raf qui lui disent, à diverses reprises, la réalité de son corps et qu’il n’est pas en état de conduire. Il doit être opéré, il fait partie des urgences prioritaires, mais il faut attendre encore et encore, l’unique chirurgien qui en est à sa énième intervention au bloc opératoire … Raf lui dira : « tu tiens vraiment à te foutre en l’air ? » L’angoisse de perdre son travail s’il n’honore pas sa mission est ce qui le pousse à agir. Il refusera durant les soins d’urgence tout analgésique pour rester en état de veille – affrontant une douleur corporelle immense – sa seule décision étant de reprendre la route au plus vite.

Yann est profondément attaché à son métier, cela représente toute sa vie, au détriment de la prise en compte de sa réalité corporelle qui est niée. Dans sa famille, il y a un fort déterminisme existentiel et social :  ils sont chauffeurs routiers de père en fils.

Yann nie le corps, nie la vulnérabilité et dans son prolongement, nie la mort. Pourtant, la confrontation à un événement va l’interpeler et le secouer sur le moment de manière émotionnelle, lorsqu’il pénètre dans une chambre d’hôpital et découvre que la femme âgée, allongée dans le lit n’est plus en vie. Il semble être pour la première fois de sa vie confronté à la réalité de la mort.

Cette réalité incarne l’angoisse exprimée par Raf, au début du film, celle de mourir seule à l’hôpital.

En fait, cette femme a été accueillie par Kim – arrivée aux urgences à la suite d’une chute – dont elle ne se relèvera pas. Kim comprend rapidement qu’il n’y a pas de personne ou de famille à prévenir, ou s’il y en a, elles ne se déplaceront pas. Elle prend la décision, alors que tout s’agite autour, de prendre la main de cette personne dans la sienne et de rester tout un moment avec elle, à ses côtés, peut-être pour lui permettre de partir tranquille, apaisée, non seule.

D’un autre côté, il y aura, toujours de la part de Kim, « l’agir-réaction » professionnel adopté pour assurer les gestes cliniques afin de réanimer un patient toxico ayant fait un choc cardiaque suite à une overdose. Appartenant au corps médical, elle est « programmée » pour effectuer les gestes qui sauvent le patient, même si, dans le même moment, elle voit passer son bébé dans les bras de son père, débarqués tous deux, dans le service de réanimation. Leur place n’est pas ici. Elle retrouvera plus tard sa petite fille prise en charge en service pédiatrique, soignée pour une bronchiolite.

Dans un second temps, Kim annoncera un « agir-décision » : celui de ne pas rester à l’hôpital, motivé par un trop plein émotionnel vécu en lien avec des blessures (« on donne, on donne de sa personne toujours et encore, mais on n’est pas respecté et notre travail n’est pas respecté »).

Il y aura la jeune fille en état de sidération que la compagne de Raf, Julie (Marina Foïs) révèlera dans son soutien – « agir-décision » – comme une urgence au service des urgences, alors que dans l’attente qui se prolonge, elle ne parvient plus à respirer. Manifestante pacifiste, elle s’est prise des gaz lacrymogènes dans les poumons. « Je marchais calme et confiante » dira-t-elle au médecin contenant et empathique, tandis qu’il lui annonce son diagnostic et qu’elle parvient enfin à libérer son émotionnel en étant contenue dans ses bras. (« vous ne craignez plus rien ici »).

Raf, me semble-t-il, rend compte également d’un « agir-décision » qui participe au processus de la résilience (la créativité) lorsqu’elle se met à dessiner les visages qu’elle voit à l’hôpital de la main gauche, son côté valide, alors qu’elle est droitière. Elle offrira à Yann un portrait qu’elle a fait de lui pour qu’il l’accroche dans son camion.

Quant à la relation de Raf et Julie, il semblerait que Julie ait décidé dans un « agir-réaction » la séparation d’avec Raf pour lui mettre une limite et un frein à ses dimensions infantile et égocentrique bien insupportables. Les épreuves existentielles de rupture relationnelle, puis, de rupture corporelle (son corps a lâché) auxquelles s’est retrouvée confrontée Raf lui a fait prendre conscience de certaines choses la concernant, l’amenant progressivement à opérer une transformation et à opter en faveur de nouvelles décisions plus matures et créatrices.

Raf est sans filtre, mais elle est dotée également de ressources résilientes de bonne qualité : son humour et sa créativité …

 

L’angoisse d’effondrement est palpable dans ce film et se décline sous toutes ses formes pour les divers protagonistes. Cela va des urgences corporelles en soi, aux angoisses de fracture sociétale. Tout le corps sociétal est représenté aux urgences et a le droit de recevoir des soins, toutes catégories socio-professionnelles confondues, allant jusqu’au toxico et au Sans Domicile Fixe.

En tombant, Raf est immobilisée pour un moment, elle devra être opérée, elle ne peut plus travailler. Julie, sa compagne, à une question qui lui est posée pour savoir si elle s’en sort économiquement alors qu’elle est éditrice répondra : « avant, oui ».

 

En conclusion, il y a une grande énergie dans ce film pour rester debout, en lien et en vie – malgré et avec les effondrements – et une place incroyable est faite au corps : corps physique, corps médical, corps social… que l’on va décider d’écouter ou non.

 

Bibliographie

Etienne H., 2005, Pourquoi la psychothérapie, Dunod, Paris (p 145 à 155)

Etienne H., 2018, Sophia-analyse, une psychothérapie orientée solutions, in Ma bibliothèque des psychothérapies, Leduc Pratique, Paris (p 153 à 161)

Etienne H., 2020, Agir et communication émotionnelle, in site de l’’ISAP, Paris

Collectif, 2021, Présentation de la méthode sophia-analytique, in Brochure Formation professionnalisante de psychanalyse existentielle selon la méthode de la sophia-analyse (2022/2023), in https://sophia-analyse-isap.fr/formation-continue/ Paris (p 4 et 5)

Mercurio A., 1998, La vie comme œuvre d’art, Rome, S.U.R.